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balançoire trampoline

18 février 2006

Avant

t-Clément

La maison semble un peu vide et je crois que maman n’a jamais été aussi stressée qu’en ce moment.
Stressée c’est elle qui le dit. Moi je sais pas trop ce que ça veut dire mais je crois que je comprends.
Stressée c’est quand elle est toujours en train de courir du rez-de-chaussée à l’étage, qu’elle n’ouvre pas la bouche pour parler mais plutôt pour crier. Stressée c’est aussi quand elle me dit tu m’excuse mon p’tit bout, maman a pas le temps de t’aider dans tes devoirs ce soir. 

Maman, en ce moment, elle écoute même plus de musique dans sa voiture. Alors, sur le trajet de l’école, je n’peux plus chanter avec elle savoir aimer ou l’amant de Saint Jean. Maman elle écoute les informations toute la journée maintenant. Les informations c’est ces trucs de grands avec tout pleins de mots que je ne comprends pas. Parfois j’ai l’impression que même elle ne les comprend pas, ces mots. Qu’elle fait juste semblant pour ne pas avoir à entendre des chansons qui parlent d’amour. Mais en fait ça la rend encore plus stressée, tous ces gens qui n’arrêtent pas de parler. Ca la rend encore plus malheureuse.
Parce que je sais bien qu’elle est malheureuse, maman. J’le sais. Elle s’imagine sûrement que je suis trop petit pour comprendre, mais moi je crois qu’on est jamais trop petit pour comprendre  ses choses-là.

Parfois je rentre dans la cuisine sans un bruit, elle me tourne le dos, penchée au dessus de l’évier. Sur le feu il y a une grande casserole avec de l’eau qui bout. Rien que de l’eau qui bout toute seule. Et le dos de maman qui tremble. Et le bruit des sanglots. Je repars dans ma chambre sur la pointe des pieds et je sors des jouets pour penser à autre chose. Mais j’y arrive jamais.


A l’école c’est pareil. Je fixe la maîtresse et le tableau noir, puis le tableau noir et la maîtresse. Je me concentre pourtant mais y’a rien à faire. Trop de choses dans ma tête, ou peut-être pas assez. Je crois qu’en fait, dans ma tête, c’est comme un grand tableau noir où on aurait tout effacé.


A la récré j’ai même plus envie de jouer au foot avec les autres. Je m’assois dans un coin, sous le préau, et je regarde le ballon tourner tourner tourner. Les gars comprenaient pas, au début. Ils envoyaient la balle dans mon coin de préau en criant « Allez Clément, quoi ! Viens jouer ! » Je renvoyais jamais. Ils ont très vite laissé tomber.
A la récré je reste assis sous le préau et j’attends que ça passe. C’est pas rare que des filles se plantent pile devant moi pour jouer à l’élastique. Je vois bien leur petit manège, leur visage penché sur le côté et les mèches de cheveux qu’elles s’enroulent autour du doigt - je suis pas stupide non plus. Surtout Pauline, la plus grande. Qu’est-ce qu’elles peut être niaise celle-là. Heureusement y’a Clara. Dommage qu’elle soit dans l’autre CE2 parce qu’elle au moins, elle fait pas tout un cinéma. Parfois elle me sourit, et dans ces moments-là je crois que je pense plus à rien, à part peut-être qu’elle est belle. Elle a toujours deux tresses brunes qui lui arrivent en bas du dos, et puis des petites tâches de rousseur sur le nez. Mais elle est dans l’autre CE2, et j’ose pas aller lui parler. Quand je viens me rasseoir à ma place, j’essaie de garder le plus possible son sourire dans ma tête. Mais y’a toujours quelqu’un pour effacer le tableau. Puis y’a plus que du noir. Et tout qui recommence. 

Avant je savais même pas qu’une maman pouvait pleurer.

En écoutant les infos elle s’imagine peut-être qu’elle finira par entendre sa voix. Sa voix qui s’excusera, qui suppliera. Et
tout redeviendra comme avant.

Avant c’était avant que papa s’en aille.
Avant qu’il disparaisse, une nuit. Sans un mot, sans une explication. Sans rien.

Au début maman voulait nous le cacher, à Lucie et moi ; elle disait qu’il avait été appelé au travail. Une urgence. Un problème à régler. Et puis au bout de deux jours Lucie a trouvé ça bizarre. Elle rentrait de son cours de danse. On l’attendait dans la cuisine, avec maman, quand elle a fait « Bordel, mais il est où, Papa ? »
Moi j’ai cru qu’elle allait s’énerver, maman, parce qu’elle aime pas quand on dit des gros mots. Et Lucie elle en dit souvent, alors maman s’énerve beaucoup à cause de ça. Elle dit que c’est pas joli dans la bouche d’une fille.

Mais là, non. Même pas.

Au lieu de ça, maman a lâché des mains mon assiette de purée. Celle avec les dessins sur les bords. Normalement c’est les tortues Ninja mais à cause du lave-vaisselle on s’en rend plus trop compte.
Elle a lâché des mains mon assiette. Tout a volé en éclat sur le carrelage et je me suis bouché les oreilles.

Une larme silencieuse a roulé sur sa joue.
« Papa est parti », elle a dit. Tout doucement.

(29 janvier 2006.
Extrait d'un genre de truc plus long.
A poursuivre. Ou pas.)

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